Réflexions sur Thoughts on Design de Paul Rand

“Qu’en pensez-vous ?” m’avait dit Elea.
J’ai sorti la réédition que j’avais sur mes étages pour la regarder, et je ne pouvais qu’être d’accord.
“Les marges sont effectivement curieuses.”

Thoughts on Design, par Paul Rand
Thoughts on Design, par Paul Rand

Elea – une étudiant en Design Interactif à e-artsup -– avait attiré mon attention sur l’étroitesse et la régularité des marges dans Thoughts on Design de Paul Rand. Le livre a été publié pour la première fois en 1947. Cette année [2015] a vu une réédition, corrigée et augmentée, par Chronicle Books, avec une introduction par Michael Bierut.

Ma première réaction était d’examiner les circonstances de la réédition — s’il avait été massicoté un peu radicalement ; ou, comme la première publication datée de 1947, si c’était une conséquence des conditions à la fin de la deuxième guerre mondiale et un emploi très économique du papier.

Thoughts on Design, double page intérieure
Thoughts on Design, double page intérieure

Tandis que ces réponses me paraissaient adéquates au départ, avec le temps, elles sont devenues de plus en plus insatisfaisantes. Même en 1946–1967, Rand était un designer accompli, et son placement des images et textes ne pouvait qu’être délibéré et satisfaisant pour son sens esthétique.

Aujourd’hui, nos réflexions sur le design et la mise en page de livres et autres documents imprimés sont informées par trois piliers : l’étude du corpus de la chose imprimée à partir du XVIe siècle ; les publications par Jan Tschichold et ses semblables ; et probablement le document séminal de Josef Müller-Brockmann, Grid Systems in Graphic Design. Mais si nous examinons les dates pour ces deux derniers — Brockmann n’a été publié qu’en 1981, et The Form of the Book de Tschichold en 1991. Ainsi, il n’est pas possible que Rand ait été exposé à ces idées. De même, s’il avait lu Tschichold, ça aurait été le jeune radical de The New Typography [1928], plutôt que l’auteur de réflexions considérées sur la forme historique du livre.

De même, et ça nous est peut-être difficile de comprendre aujourd’hui, mais à l’époque Rand était aussi un jeune radical, influencé par DaDa et les Constructivistes. Et je crois qu’ici se trouve la réponse.

En adoptant ces idées fraiches et radicales pour les incorporer dans le champ du design graphique Américain, Rand ne se souciait pas de tradition, ni dans sa profession aux États-Unis, ni dans le sens plus large qui aurait été familier à ses aînés comme Goudy, W.A.Dwiggins, et al. À cette fin, son utilisation des marges faisait partie d’une utilisation des pages comme un tout, un canevas à explorer, et non pas comme un exemple de son habilité dans le champ des traditions livresques. Il est plus que probable qu’il connaissait les canons de mise en page, mais comme Tschichold [à cette époque], les a rejeté comme n’étant pas pas pertinents pour le monde dans lequel il travaillait et vers lequel il tendait.


Ceci me rappelle l’époque où j’abordais ce qui allait devenir par la suite ce qu’on appelerait la PAO [publication assistée par ordinateur] ; l’emploi des ordinateurs et la typographie sur écran qui allait transformer la mises en page. Par la suite, la PAO allait disloquer et transformer toute l’industrie des arts graphiques, et la chaîne PostScript est venue remplacer les anciens procédés.

En 1989, je travaillais dans un studio de production graphique à introduire la PAO, et j’avais un mentor, Claude Rousseau, un typographe expérimenté à quelques années de la retraite. Claude regardait nos Macs et nos impressions laser et secouait la tête. Il nous disait que ce qu’on faisait avec nos cinq fontes et les premières versions de Aldus PageMaker et Illustrator88 était dérisoire en comparaison avec le soin et la qualité que les systèmes de photocomposition de l’époque étaient capable de produire. Et il avait raison. Mais on avait tout aussi raison d’essayer ces nouveaux outils, de chercher les limites et de comprendre comment ce mélange de limitations et nouvelles possibilités pouvaient informer de nouvelles idées pour le Design. En même temps, je l’écoutait et apprenait plus sur la composition et la couleur d’un texte, sur le code typographique, sur les formes traditionnelles pour le Design et les lettres.

Un temps sombre est arrivé par la suite. Tandis que les outils de la PAO — très bon marché en comparaison avec les systèmes de photocomposition, de phototitrage, les laboratoires et studios de photogravure, etc. — renversaient entreprise sur entreprise, fermant les portes, mettant les gens et le matériel à la rue, le souci de qualité n’était toujours pas au rendez-vous, mais le différentiel de prix était tel que tout le monde pouvait avoir un système interactif sur son bureau au lieu de dépendre de prestataires extérieurs [et chers].

Pour certains, ces nouveaux outils aiguisaient notre curiosité, et nous nous sommes lancés à la découverte du monde qu’on était en train de détruire et de remplacer. Puis, à travers les possibilités offertes par ces outils, une sorte d’activité artisanale de masse, de création de nouveaux outils, de polices, de création numérique, est apparue. Et c’était un mouvement plus large, et plus populaire même, que la précédente vague dans le sillage de William Morris au début du XXe siècle et qui nous a donné des gens comme Frederick Goudy, W.A.Dwiggins, Edward Johnston, Stanley Morison, Eric Gill, etc. Nous, nous avions Emigre, T26, FontFont, April Greiman, John Maeda, et Neville Brody — et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg.

Et avec ceci est venu la redécouverte de l’histoire vaste de la création typographique, du design et graphisme, de la maquette et mise en page.

Nos premières maquettes étaient gauches et maladroites, et pas seulement limitées par les outils. Mais au fur et à mesure que les outils avancaient, que notre regard s’est aiguisé et les polices numériques devenaient plus sophistiquées intégrant les styles et variantes du passé — les petites capitales, les ligatures contextuels, les chiffres tabulaires ou de titrage… — nous avions au bout de nos doigts des capacités auquels seuls quelques rares travailleurs au sein des grandes maisons historiques telles ATF, ITC, Monotype ou Linotype, pouvaient faire appel, et généralement que pour les travaux de prestige. Nous avions le luxe de choisir des formes et structures de Gutenberg et Aldus Manutius ou de Claude Garamond et John Baskerville, de DaDa et Constructivism ou de Carson et Pierre di Sciullo.

Aujourd’hui, ces influences et savoirs informent la manière dont nous regardons Rand. Au bout d’une chaîne de savoirs et d’outils que non seulement il n’avait pas à sa disposition, mais, probablement, qu’il ne soupçonnait même pas les possibilités.

C’est pourquoi les marges de Paul Rand paraissent curieuses à nos yeux.


C’est un exemple de pourquoi je continue d’aimer le contact des étudiants et l’enseignement. Ce n’est pas tant une question de transmettre quelque chose, mais d’avancer ensemble à travers un corpus commun. Certes, comme je suis plus âgé, avec plus d’expérience, je peux parfois amener plus de choses à mettre sur la table, mais les étudiants ont la capacité à couper à travers des choses qui me paraissent évidentes et de poser des questions intéressantes [et enquiquinantes à la fois] qui nous font revenir sur ces acquis, pour regarder des choses qui nous paraissent évidentes et gravées dans la pierre, pour les voir avec de nouveaux yeux, et, en ce faisant d’approfondir notre compréhension de notre métier.

Merci, Elea.