Tangibles [deuxième partie] — Liens avec le monde réel

Quand Carmen Rebolledo était encore étudiante et travaillait sur le mémoire qui allait mener à son projet de diplôme, hop, elle faisait des recherches dans trois secteurs : la pédagogie et l’éducation des enfants, les ‘wearables’, et le jeu. À un moment donné, je lui ai posé la question : Quels sont les meilleurs jouets pour les enfants ? En guise de réponse je lui ai envoyé le lien suivant — le bâton de bois, une boîte en carton, de la ficelle, un tube en carton, et de la poussière ou de la boue. Nous avons bien rit, mais il y a plus qu’un fond de vérité dans cette liste. Chacun de ces objets est infiniment malléable et riche de possibilités. Le bâton de bois va devenir une épée, un fusil, une canne, un outil pour pousser des choses [ou sa petite sœur], une pioche ou une pelle pour creuser des trous, un levier, un marqueur pour un but, … Mais ils ont un autre avantage, c’est qu’ils sont tangibles.

Nos cerveaux sont ‘câblés’ depuis des millions d’années pour manipuler des objets tangibles — bâtons, pierres, feuilles, craie, charbon, eau… Le raisonnement et la manipulation de la pensée ne sont arrivés que par la suite. La conceptualisation, la manufacture, puis la manipulation des objets manufacturés, et enfin des écrans, sont apparus bien, bien plus tard.

La manipulation des éléments tangibles stimule des chemins différents [plus anciens] à travers notre cerveau. Cette manipulation est donc perçue comme étant ‘plus vraie’, ou ‘plus valable’, voire ‘plus authentique’. C’est la réaction que nous avons quand nous sentons le poids d’un objet dans nos mains, ou quand nous apprécions des textures, inégales mais esthétiques et plaisantes, d’un émail ou vitrage sur de la poterie, ou les imperfections sur une impression. Il est évident de dire que ce qui se passe dans le monde du tangible est plus vrai, mais notre perception — ce qui est la chose importante — est que ces éléments sont plus vrais, plus authentiques, plus valables. Et, de la même manière que notre battement de cœur [et autres réations physiologiques] accélère pour suivre l’action dans un film, les représentations des objets tangibles parlent aussi aux parties anciennes du cerveau.

Quand on arrive aux écrans, ceci explique pourquoi les interfaces les plus réussies — à la fois fonctionnellement, mais prenant en compte l’attachement émotionnel — sont celles qui créent des ponts entre la représentation sur écran et notre expérience dans le monde tangible.

Regardons les interfaces sur Mac [ainsi que les premières itérations d’iOS] qui étaient très ancrées dans l’espace, l’inertie et les actions/réactions [comme le moteur physique d’un jeu] du monde tangible, ou le style Material que Google est en train de promouvoir [où, d’ailleurs, ils utilisaient du papier pour prototyper leur langage visuel], ou encore les metaphores visuelles des cartes que nos voyons depuis Hypercard, mais maintenant partout sur le Web.

Ceci explique éventuellement une partie du problème d’adoption pour la nouvelle apparence, Modern UI qu’emploie Microsoft avec Windows. Peu importe combien on la trouve réussi, intellectuellement, avec des rappels du Bauhaus et design Suisse, le système graphique ne crée pas de liens emotionnels vers le tangible, ni des affordances historiques de mouvement ou de profondeur qui nous connectent vers nos expériences antérieures. Il ne nous parlent pas sur ces niveaux plus anciens, plus enfouis.

C’est une chose importante à tenir à l’esprit quand nous travaillons sur des interfaces d’interaction.

Hagi-yaki, bol à thé japonais, xviiie ‑ xixe siècles, Freer Gallery of Art
Hagi-yaki, bol à thé japonais, XVIIIe ‑ XIXe siècles, Freer Gallery of Art / Source