L’année dernière, dans le cadre d’un projet, les étudiants de quatrième année à e-artsup avait pour tâche de concevoir un magazine digital en tant qu’édition du weekend d’un quotidien. Lors de ce travail nous avons analysé la routine quotidienne de nos personas. Un des aperçus [insights] qui en est sorti était que la lecture de nouvelles était, pour la plupart, un activité de loisirs, et que le temps imparti pour les loisirs était grignoté de plus en plus par les jeux, surtout les jeux occasionnels [casual games]. Il suffit de regarder autour de soi dans les transports en commun ; jusqu’à il y a une dizaine d’années, majoritairement, les gens lisaient, et, de plus, des objets physiques — livres, journaux, magazines. Aujourd’hui, la plupart regarde des écrans. Le contenu visible sur ces écrans peut être des livres ou de l’actualité, mais c’est tout autant [voire plus] des apps de chat/messagerie, des jeux, et de temps en temps de la vidéo. D’où la conclusion que la lecture sur écran ou ailleurs, et donc les versions numériques des journaux et magazines, est désormais en compétition avec les jeux pour l’attention de l’audience potentielle. Sur le moment cette conclusion n’a pas été développé, mais l’idée est resté avec moi en tant que sujet que je voulais continuer de poursuivre…
Avant de poursuivre, quelques définitions. En regardant les quotidiens, je propose de créer une division rapide [et probablement controversé] du contenu : les actualités et les reportages concernant les faits du jour ; le journalisme d’investigation ; et, enfin, les reportages en dehors de l’actualité immédiate.
La première catégorie est ce que nous pensons comme de l’actualité : quelque chose arrive, les médias rapportent l’événement. L’événement peut être politique, social, économique, environnemental, culturel… Ça peut être un désastre, un changement de gouvernement, les cours de bourse, ou les résultats des courses de chevaux. Ce sont le genre d’informations que les gens suivent dans les journaux, à la télévision, ou sur des sites web, pour être au courant de l’actualité.
La seconde est une manière de créer de l’actualité. Certains le décrivent comme de les nouvelles que d’autres ne veulent pas qu’on sache. Ceci veut dire sortir et chercher des informations, secouer l’arbre jusqu’à ce que quelque chose tombe. Pour ma génération,les points forts seraient Watergate, ou au Royaume Uni, le scandale de Thalidomide. Aujourd’hui ce serait Glen Greenwald en train de trier les dossiers de Snowden ou Wikileaks.
C’est la dernière catégorie que je trouve intéressante pour cet article [sans nier l’importance des deux autres]. C’est le fait de chercher les informations derrière l’actu du moment. Ça peut être le news ‘people’, bien sûr, mais aussi le fait d’aller vivre dans un camp de réfugiés à Calais pendant quelque temps pour comprendre les gens et leurs histoires. Bien employé cette catégorie fournit contexte et perspective pour les autres types de reportages.
Au moment que les étudiants travaillaient sur ce projet, j’ai remarqué un jeu, Papers, Please, [que l’on pourrait traduire par ‘Vos papiers’] qui venait d’être publié.
Dans ce jeu, conçu par Lucas Pope, vous jouez un officier d’immigration pour le pays imaginaire de Arstotzka. Le travail — oops, le gameplay — est ennuyeux. Vous devez inspecter les papiers des candidats à l’entrée dans le pays, voir s’ils sont en règle, et, soit laisser passer, soit refouler les gens. C’est dans ce deuxième cas que, généralement, les choses se corsent ; les gens peuvent plaider leur cause, voire tenter de vous soudoyer. Et comme vous êtes un fonctionnaire appliqué d’Arstotzka, vous devez aussi surveiller votre productivité pendant votre journée de travail. Le jeu a gagné plusieurs prix. Un des critiques — Ben Croshaw du magazine The Escapist — l’a décrit ainsi: “[Papers, Please] vous confronte à des choix moraux en permanence, mais rend le fait de rester du bon côté des lignes vraiment difficile… Tandis que vous pouvez ignorer les règles afin de réunir un couple, vous le faites aux dépends de votre propre famille… Vous avez à décider si vous voulez créer un monde meilleur, ou seulement vous occuper des vôtres.” [1. (Papers, Please) presents constant moral choices but makes it really hard to be a good person… while you could waive the rules to reunite a couple, you do it at the expense of your own family… You have to decide if you want to create a better world or just look after you and yours.]
Pendant que les différents pays de l’Europe débattent des réfugiés et flux migratoires, légal et illégal, il est possible qu’un tel jeu — même s’il est quelque part manichéen dans sa démarche — peut apporter autant de contexte et perspective sur le débat que n’importe quel reportage.
À partir de ce moment, je me suis résolu de continuer de chercher ce type de jeux ; des jeux ayant un point de vue et qui pouvait être utilisé pour explorer différents sujets de société. La plupart que j’ai trouvé sont par le biais du site Offworld [créé par BoingBoing, et qui vaut la peine d’être suivi, indépendemment de ce sujet].
TouchTone est un jeu où on doit écouter des messages pour chercher à intercepter des ‘méchants’. Mais combien des informations qu’on trouve sont pertinents, et combien sont inutiles, voire du voyeurisme ? Les innocents n’ont rien à cacher, dit le jeu…
Passengers, parle aussi de l’immigration. Dans ce jeu, vous êtes un passeur qui fait payer aux gens — familles, réfugiés, mais aussi potentiellement des criminels — pour traverser des frontières clandestinement. C’est votre business et vous devez le gérer comme tel. Combien faire payer ? Qui prendre ? Combien de bakchich fait-il payer ? Faut-il écouter les histoires des uns des autres, ou ne prendre que ceux qui peuvent payer le plus ?
Passengers est écrit avec Pico-8 dans le cadre du Ludum Dare, des ‘game jam’ à thème qui ont lieu sur un weekend dans le but de créer un jeu fonctionnel. Comme on peut imaginer, il y a beaucoup d’autres jeux intéressants sur le site.
■ À noter aussi, un fanzine sur Pico-8, à découvrir.
Everyday Misanthrope est un jeu où il faut rendre les autres malheureux par un comportement antisocial [créé dans le cadre du même Ludum Dare que Passengers]. Plus on est mesquin, impoli, et insultant, plus on gagne de points. Le ‘hic’ vient en fin de jeu quand on doit confronter le récit de la vie de tous les gens que nous avons rendu misérable.
Dans Big Pharma, un jeu de simulation complexe et de haut niveau, on doit jouer une société pharmaceutique qui recherche, développe puis commercialise ses médicaments. Doit-on chercher à traiter une maladie tropicale, voire le cancer, où se contenter de tripoter les formulations de médicaments existants et augmenter les prix pour satisfaire les objectifs et déjouer la concurrence ? Un jeu complexe, mais bien reçu.
Un nouveau jeu de Lucas Pope, Unsolicited, semble être moins engageant que Papers, Please. Dans ce jeu, il s’agit encore de la grisaille d’un travail de bureau répétitif où la productivité prime. Il faut simplement préparer et envoyer des courriers commerciaux, pour des jeux concours [vous avez gagné !], pour recolter des fonds pour des charités [sauvez des enfants/ours polaires], vendre des produits à la limite de l’escroquerie, relancer des impayés… Curieux. [Attention, jeu en Flash].
Keep Working par Bean Chon est décrit par son créateur comme une vidéo musicale interactive. On peut le décrire comme AdBusters rencontre Minecraft, avec un poil du début de The Lego Movie. Un questionnement de la société de consommation. Disponible à Game Jolt ou Itch.io. Nécessite Unity Web Player.
Chacun sait qu’il ne faut pas texter en conduisant. Le but de SMS Racing est pourtant de tenir une conversations avec vos amis, tout en conduisant à toute vitesse…
Des articles récents dans Vanity Fair ou The Guardian questionne les apps de rencontre [drague] comme Tinder, comme si aucune de générations précédentes ne faisait rien pour chercher, qui un partenaire, qui un compagne de soirée… Millennial Swipe Sim 2015 réduit cette expérience à son plus simple expression : Swipe ou Die… Balayer l’écran vers la gauche ou la droite, le système de gestes que Tinder a rendu notoire, ou mourir [dans le jeu] si vous n’agissez pas assez rapidement. Il n’y a plus de temps de réflexion, encore moins pour des rencontres. Balayer. Ou. Mourir.
■ À noter aussi, un excellent article par Leigh Alexander à BoingBoing/Offworld qui offre un synthèse des récents jeux qui traitent de sexe et de sexualité… [Attention, l’URL de cet article ne cesse d’aller et venir…]
Enfin le site web de la BBC a saisi l’occasion pour sorti un ‘jeu’ en-ligne — Syrian Journey — pour aider à comprendre les réfugiés qui choisissent de tenter de quitter la Syrie [ce qui est controversé pour certains mais une initiative intéressantes, je trouve] pour gagner les pays plus sûrs pour eux et leur famille.
Conclusion
L’arrivée de ces jeux est certainement lié au goût pour les jeux occasionnels, l’importance des indépendantes dans le secteur de la création des jeux, et les ‘Game Jam’ — weekends où les participants tentent de sortir un jeu fonctionnel — ainsi que la disponibilité croissante de boîte à outils [environnements ou kits] permettant de créer un jeu rapidement. Le résultat est souvent pas très sophistiqué, encore loin des reportages en profondeur auquel je cherche à les comparer, mais François Allier, l’auteur de Passengers le dit bien : “Le moins qu’on montre, le plus on suggère ; les joueurs remplissent les manques avec leur propre vision et compréhension. [Le fait de] parler d’un dealer de drogue qui chante des berceuses à un enfant, puis de montrer un personnage de cinq pixels de haut avec une barbe d’un pixel et une chemise rouge de trois pixels permet aux gens de créer son histoire, de dessiner son image, d’imaginer son avenir.”[2. The less you show, the more you suggest, the more people will fill the gap with their own vision and understanding. Talk about a drug dealer singing lullabies to a child and show a 5 pixel-height character with a 1 pixel-height beard and 3 pixel-height red shirt : people will create his story, draw his picture, imagine his future.]
Ce sont des outils pour comprendre et pour l’empathie, pas pour décrire précisément une situation.
On commence à appeler ce genre de jeu Social Issue Games — des jeux à thèmes sociétaux. Mais je me plais à les penser en tant que Jeu éditoriaux. J’aime imaginer un journal ou magazine qui oserait les employer systématiquement pour examiner des faits de société et alimenter le débat, pour fournir contexte, perspective et compréhension.
À suivre.
Voir aussi
Designer, teacher, co-fondateur de Disruption[s]
Je ne connaissais pas tous ces titres, mais je me réjouis à l’idée que les jeux “sociétaux” se développent de plus en plus. Ce que j’apprécie tout particulièrement c’est le fait de transmettre une idée qui sera déduite par l’utilisateur lui-même. Mieux qu’un article ou un film, puisqu’on est amenés à expérimenter et on découvrir l’idée véhiculée nous-même.
Évidemment les jeux ne peuvent pas tous transmettre mais ils ont cette capacité à nous faire nous investir beaucoup plus qu’à l’accoutumée. Même si nous ne pouvons pas nous satisfaire simplement des jeux, je trouve qu’en faire l’expérience nous apporte un sens supplémentaire à un sujet donné.
Un article très très intéressant !
À mon sens, plusieurs points importants. Tout d’abord, il est clair que l’économie de l’attention est devenu la ressource la plus précieuse pour pas mal de personnes. Comme le disait Patrick Le Lay : “Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible” (en parlant du modèle d’affaire de TF1). Cependant, se battre pour attirer l’attention au maximum a aussi un effet malsain et c’est, pour moi, ce qui a donné naissance a ce genre de jeux sans intérêts que l’on retrouve surtout sur smartphone et tablette : les Candy Crush & Cie. (Ce genre de jeux qui calculent à quel moment vous donner une récompense pour que votre cerveau relâche de l’endorphine/dopamine pour vous rendre accrocs !) (Se battre oui, mais épuiser la ressource ?)
En ce qui concerne Papers, Please : même si ce jeu soulève des polémiques et permet d’adopter un nouveau point de vue (en nous transposant dans un univers existant et dans la peau d’un personnage), je suis assez d’accord avec Alice. Il est impossible de tout transmettre car cette transposition implique une part d’imagination, imagination qui diminue due a la “définition” des éléments (de ce même univers).
Je m’explique : pour que le joueur puisse bien comprendre toutes les problématiques auxquelles il risque d’être confronté, il est nécessaire de définir au maximum tous les éléments qui composent ce nouvel univers, que ce soit d’un point de vue narratif ou même du level design. Chaque détail compte. Cependant, le fait d’ajouter des détails ne fait qu’apporter du réalisme dans l’expérience proposée et à l’inverse, de perdre ce côté imaginaire qui était dépendant du manque de “définition” de l’univers.
Au final, drôle de paradoxe que de traiter un sujet qui soulève une polémique dans un jeu vidéo, non ? Encore une fois, je pense qu’Alice a raison : ces jeux “sociétaux” se doivent d’être consommés en complément d’informations d’actualités (journaux, reportages, films, etc.).
À titre d’exemple, je vous renvoi vers Iron Sunset, un jeu extrêmement intéressant qui vous transpose dans la peau d’un officier.