Avec la famille, nous avons récemment passé un weekend à Lille. Sur les conseils d’une de mes étudiants [Bonjour Capucine !] nous y avons visité la Gare Saint-Sauveur, une gare de marchandises datant du XIXe qui a été converti en espace d’exposition pour l’art contemporain, des installations et des expériences. Mais ce n’est pas le sujet ici.
Après notre visite, nous nous sommes partis pour visiter Le Moulins, un quartier ouvrier où un festival de rue [BAM — ou Bienvenue à Moulins] avait lieu. C’était un événement très vivant avec la population locale, très ouvrière mélangée avec beaucoup d’immigrés, qui se frayaient avec les artistes et autres qui ont adopté le quartier, probablement à cause des loyers raisonnables et l’accès plus facile à des espaces à grands volumes.
Plusieurs étals étaient occupés par ces artistes en train d’animer des activités manuels [gratuits] pour les visiteurs. Mon fils [sept ans] a été attiré par le stand d’une artiste locale — Eve Servent de l’atelier Garage de la joconde — qui aidait les enfants à imprimer un dessin de leur fabrication sur un T-shirt par un système de tampon.
D’abord l’enfant faisait son dessin sur un papier au format A5. Eve conseillait de rester simple, de ne pas trop s’occuper de détails, de penser en termes de volumes plutôt que des traits. Nous nous sommes arrêtés sur un robot. Une fois que le dessin était complet, Elle a collé le papier sur une feuille de mousse à découper [comme une feuille de carton plume mou…]. Puis, l’enfant devait utiliser un cutter [ou un scalpel !] pour découper le contour et vider des détails intérieurs. Une fois que tout était fini, cette forme qui allait devenir notre tampon était collé sur un bout de carton plume rigide.
Ensuite, la forme était encrée et le T-shirt pressé contre le tampon avec un rouleau à pâtisserie [rouge vif, très chic !]. C’est une version simplifiée d’impression en relief. On peut utiliser ce même technique pour imprimer sur du papier ou carton pour des affiches, des cartes, ou ce qu’on veut.
À part le plaisir de l’activité manuelle et le fait de créer son propre dessin de T-shirt, il était intéressant de voir les imprécisions et accidents qui se glissaient dans le procédé et, au lieu de gâcher l’expérience, au contraire, l’augmenter.
Le coton du T-shirt buvait l’encre laissant voir la trame du tissu à travers ; l’encre s’est accumulée sur les bords de la forme et dans les pièges des coins aigus des découpes laissant des tâches plus profondes à ces endroits ; même si l’encre était assez homogène, le transfert opérait plus ou moins bien laissant une plaisante modulation ou texture à l’impression
Le tout combinait à donner un effet moins que parfait, mais très plaisant à l’ensemble.
Maintenant imaginez le même travail effectué sur un ordinateur. Le dessin initial peut être scanné ou fait sur une tablette, puis réalisé dans un logiciel comme Adobe Illustrator. Puis le robot serait imprimé sur une imprimante, éventuellement en transfert pour le T-shirt. C’est rapide et donnerait un résultat tout aussi propre. Mais sans les accrocs et les accidents de la version manuelle.
Bien sûr, il est toujours possible de simuler les artefacts du tampon sur l’ordinateur, et il y a des dessinateurs qui le font. Mais si l’ordinateur reste capable de faire de telles choses, il faut intervenir, les sur-rajouter manuellement, là où, avec le procédé tangible et analogique, non seulement ces accidents arrivent gratuitement, mais de plus, ils sont différents à chaque fois, ouvrant d’autres avenirs et possibilités. Au lieu d’un travail stérile et parfait, ils rajoutent de la richesse au procédé et à la découverte.
Cela me rappelle un travail que j’avais signalé récemment — cette couverture de disque appelée boîte à musique qui figure sur le site Typophonic. Je cite :
Même si cette couverture pourrait être produite — facilement même — de nos jours dans Adobe Illustrator, elle ne le serait pas. C’est quelque chose que nous avons perdu avec le passage au numérique. Mais revenons à l’époque : 1957. Les caractères — Akzindez Grotesk [?] reviennent de la composition. On les monte sur le carton pour préparer la maquette. Il est beaucoup plus facile, plus évident même, une fois que ces lettres sont en place, de prendre son ‘T’ et son scalpel, et de trancher les formes de cette manière, puis d’ajuster les pièces. Puis de sourire à l’effet avant de coller la feuille de calque par dessus et commencer à l’annoter pour le photograveur. La matérialité d’une maquette — d’une idée même, je pense — change notre rapport au travail. C’est pourquoi je dirais qu’on ne verra pas un travail de ce genre aujourd’hui — les outils ne nous incitent pas.
En faisant le même travail en Illustrator on va manipuler les formes, éventuellement vectoriser les lettres et les transformer, mais le logiciel n’incite pas à ce système de découpe radicale au milieu des lettres qui est toute la joie de cette pochette. L’ordinateur et le logiciel formate nos actions, en rendant certains plus faciles, plus évidentes que d’autres ; ces actions, ensuite, formate notre pensée — ce que le travail manuel fait aussi, mais d’une autre manière. On peut aller contre, mais on doit lutter à chaque fois. Certes le digital produira à chaque fois un travail bien carré, mais sans les aspérités et accidents de la vie.
Jouer avec des impressions, du papier découpé ou des collages, du papier déchiré ou des encres et peintures — tangibles et réels — est un formidable accélérateur d’idées et de créativité. De plus, le fait de découvrir des pistes, personnelles et différentes, vous sortent du lot du design graphique qui ressemble de plus en plus à une sorte de bouillie informe et indifférencié [ai-je entendu le mot ‘flat’ ?]. Ce qui ne peut pas faire de mal.
Voir aussi
Designer, teacher, co-fondateur de Disruption[s]
Très bon article, Lille ne me tente pas plus que ça, mais après tout, si c’est Capucine qui m’invite, j’y passerais peut être …