William Gibson, le Cyberpunk et le DI

« Le ciel au-dessus du port était couleur télévision, calée sur un canal mort. » [The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel…Neuromancer, William Gibson]

Neuromancer était le premier roman publié de William Gibson. Et le livre qui a plus fait pour lancer le genre ‘cyberpunk’. Quand, en 1984, on lisait ces mots qui ouvrent le roman, l’image était celle d’une neige sale qui tourbillionait dans un ciel sans couleur. Or, aujourd’hui, par une ironie du progrès, sur la plupart des téléviseurs, les chaînes absentes affichent un bleu irréel et uniforme, comme la représentation plastique d’une journée d’été. Ah, le progrès.

Cyber est une racine grec utilisée lors pour créer des associations avec l’électronique, les ordinateurs et les réseaux bien avant l’arrivée de l’internet. Punk, aussi, est un descripteur riche : il associe aussi bien le mouvement Punk [musique, graphisme…] de la fin des années 70—début des années 80, que les méchants des films noirs des années 40 et 50. Mais il trouve aussi ses racines chez Shakespeare où il désigne quelque chose de pourri, et donc sans valeur.

Cette esthétique – film noir et technologie avancée, mais déjà vieillie et usée, l’oppression des méga-transnationales sur des sociétés très stratifiées… – est arrivé sur les écrans du cinéma peu avant la sortie de Neuromancer dans le film Blade Runner. Et même si Gibson n’a pas inventé le mot ‘cyberpunk’, lui et quelques autres, sont bien responsables de son adoption.

Les livres fondateurs du genre étaient donc la première trilogie de William Gibson [il a l’habitude de produire ces livres par trilogies liés thématiquement, même s’il indique que ce n’est jamais son intention au départ] : Neuromancer, Count Zero, et Mona Lisa Overdrive – communément appelé la trilogy Sprawl [l’étalement urbain où ces caractères vivent et agissent, une fusion de toutes les cités de la côte Est des États-Unis, mais cette même fusion s’est produite un peu partout dans son monde – Japon, Amérique du Sud, Europe…].

Alors, à part le plaisir de lire et découvrir ce genre, pourquoi s’intéresser au Cyberpunk ? Et quel est le rapport avec le Design Interactif ?

Une vision du monde

Les premiers gens qui créaient l’internet puis le web, les premiers navigateurs, les MMORPGs, les langages qu’on emploient pour créer aujourd’hui, les softs, et le design de l’interaction étaient conscients qu’ils créaient quelque chose de nouveau sans référence dans le monde dans lequel ils vivaient. Alors ils cherchaient l’inspiration ailleurs. Et le Cyberpunk tombait à pic pour les inspirer, habiller et donner forme à leur vision.

Si on veut comprendre leur vision des mondes qu’ils étaient en train de créer il est utile, comme pour le graphisme quand on va remonter aux sources et références d’origine, de remonter à ces inspirations.

Une bibliographie sélective

  • William Gibson : Neuromancer [eventuellement Count Zero, Mona Lisa Overdrive]. Si vous avez le temps, il est aussi intéressant de s’attaquer à ses trilogies suivantes – la trilogie du Pont : Virtual Light, Idoru, All Tomorrow’s Parties ; puis la trilogie Milgrim : Pattern Recognition, Spook County, Zero History. Avec cette dernière trilogie, nous sommes arrivés dans le présent dans un monde très proche de nos propres concernes avec, au centre, une agence digitale, le marketing virale, des installations interactives… Mais aussi la NSA, des oligarches russes, le pistage sur le web… Les caractères de Gibson se meuvent dans un monde qu’il a contribuer à conceptualiser…
  • Neal Stephenson : Snow Crash. Le métavers de ce livre – qui est aussi responsable de l’emploi du mot ‘avatar’ pour designer la réprésentation d’une personne dans un monde virtuel – est l’inspiration pour Second Life et la plupart des mondes virtuels en ligne. [Attention, j’ai feuilleté la traduction française Le Samouraï Virtuel et ai été horrifié par le texte. Le traducteur ne semblait pas connaître son sujet. Sauf si les dernière éditions bénéficient d’une meilleure traduction, préférez la version originale.] Des livres ultérieurs de Stephenson change de genre presque à chaque fois, mais vaut le détour si vous êtes intéressé par les sujets qu’il aborde – The Diamond Age [les nanotechnologies] ; Crytonomicon [la cryptographie moderne, les monnaies virtuelles, le monde des startups] ; la trilogie du Cycle Baroque [création de la monnaie et les systèmes financiers modernes] ; Anathem [la philosophie, de l’Antiquité à nos jours] ; ReamDe [les MMORPGs, l’économie des ‘hackers’ en Chine].
  • John Brunner : The Shockwave Rider. Publié bien avant la vague des cyberpunks, ce livre est une sorte de précurseur de ce monde. Un des livres ‘catastrophes’ de Brunner, celui-ci traite de la société de l’information, les réseaux, le hacking…
  • Autres. Vous pouvez chercher des livres de Bruce Sterling – je propose Holy Fire pour les réflexions sur les réseaux et l’extension de la vie. Pat Cadigan – je propose Synners qui fait le pont entre notre monde et le monde de Neuromancer, narrant le début des connexions neuronales, et donne une vision intéressante de ce que n’était pas encore le mouvement Maker. Et, même s’il est loin du genre Cyberpunk, les romans de Cory Doctorow [disponibles gratuitement sur son site] donnent des visions de notre monde sous des aspects autre, et agissent par moments comme de la Design Fiction [un sujet que nous devons traiter dans l’avenir]. Je recommande Down and out in the Magic Kingdom [la réputation comme monnaie] ; Eastern Standard Tribe [des réseaux ad-hocs] ; Little Brother et Makers_ pour leur vision de notre monde et le mouvement Maker/Hacker.

Conclusion

Les romans sont une formidable manière d’explorer des réalités, de se mettre sans telle ou telle situation, de comprendre le point de vue des protagonistes, de travailler ses ‘muscles’ empathiques. Mais ils ont aussi la capacité de façonner notre vision du monde, voire notre monde. Voici pourquoi il est intéressant d’explorer les auteurs Cyberpunk pour approfondir notre réflexion en Design Interactif.

Il est aussi intéressant de savoir que Gibson est souvent cité comme l’auteur de la phrase : « Le futur est déjà ici, [mais] ce n’est pas distribué de manière égale ». [The future is already here — it’s just not very evenly distributed… Recherche sur la source de cette citation.]

— Image tirée du film Blade Runner / DR

Voir aussi